vendredi 13 juin 2008

La force du destin

La force du destin

Ma fille est un bonheur.
Au réveil, au lieu d'attirer mon attention par les hurlements assourdissants que justifieraient pourtant dix longues heures de jeûne nocturne, elle me tire de mon sommeil par quelques gazouillis timides et mélodieux qu’une oreille, même endormie, de papa gâteau ne saurait ignorer. Merveilleuse adaptation du primate : elle a su trouver le meilleur moyen de se faire traiter avec amour et délicatesse par un père qui préfèrerait se coucher à l’heure où les autres se lèvent. D’excellente humeur je me tire de mon délicieux univers onirique au cœur d’un Japon improbable que jamais ma conscience ne vit. N’ayant que peu de connaissances et clichés d’un pays qui ne m’attire que par les amis qui s’y trouvent, je gagerais que personne au monde n’eut deviné dans la projection hasardeuse de mes songes la lointaine contrée qu’ils se donnaient l’illusion de parcourir. Je me lève donc, encore pénétré de cette transcendante félicité que seuls nos rêves, malheureusement, ont le pouvoir de nous apporter. La journée s’annonce bien, je prévois de retourner à Fontainebleau après une longue abstinence (depuis le chaos précisément). Je suis accueilli par ma fille comme un oiseau par son oisillon : piaillements, gesticulations désordonnées, bonheur de la tête aux pieds. Exceptionnellement, bonne humeur aidant, je la change et la nourris avant même d’avoir pris le temps d’engloutir mon traditionnel et indispensable verre de jus d’orange.
Quelques heures plus tard, quand j’écris ces lignes, je ne suis plus que souffrance, assommé mais non soulagé par les puissantes drogues doctement prescrites. De tous les désagréments que notre fragile condition biologique nous fait subir, celui de ne pouvoir respirer est certainement le plus pénible. Mon dos est un tapis de braises attisées par chacune de mes inspirations. Chaque bouffée d’air nourrit ma douleur plutôt que mon sang. Quelques respirations anorexiques suffisent à peine à ma survie et me rapprochent, cruel paradoxe, d’une asphyxie qui me semble inéluctable. Le moindre effort me demande davantage d’oxygène que je ne puis en recueillir, ce qui est moins gênant qu’il n’y paraît puisque je suis, de fait, paralysé par la douleur ; mais surtout, ne pas paniquer.
Comment ? Un infranchissable roc bellifontain aurait-il eu raison de ma félinité ? Un meurtrier chauffard m’aurait-il refusé une de ces priorités à droite dont je jouis avec autorité ? Oh non, le destin est plus fort que cela, il assouvit rarement sa soif de pouvoir d’une évidence offerte à son épée. Ces voies sont souvent tortueuses et mesquines : c’est d’une bûche sur la tête et non d’un magistral coup d’épée que Cyrano passa de vie à trépas. Le destin ne se contente pas de vaincre, il cherche à humilier sa victime, lui ôtant jusqu’à sa dignité, seul honneur qui lui reste dans les affres de la défaite.
Vendredi 13 juin à 9h30, je me suis tué en posant ma fille dans son transat avant même d’avoir pris le temps d’engloutir mon traditionnel et indispensable verre de jus d’orange.

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