jeudi 5 février 2009

Face et face ; face efface

2ème volet : Le grimpeur



« Une branche, il me faut une branche. »
Ma brosse télescopique est restée dans la voiture.
« Celle-ci ? Non, trop courte. »
J’étais perdu dans le souvenir poétique du 24 décembre dernier, le jour le plus court, les sangliers, la brume, le voile de la mariée, miséricorde, côté cœur… (1)
« Celle-ci ? Non, trop épaisse. »
Pourquoi faut-il toujours que j’oublie quelque chose ? Quand ce n’est pas la brosse, c’est la magnésie, la bouteille d’eau, le crashpad, les chaussons, que sais-je encore. J’ai même confondu une fois mon survêtement (celui de Lauriane en réalité, le mien a rendu l’âme) avec mon pyjama. Allons, la brosse télescopique, c’est un moindre mal, il me reste ma brosse usuelle que je vais fixer sur une branche comme je le fais habituellement en cas de panne de cerveau.
« Une branche bon sang, je suis en pleine forêt tout de même. »
La brosse permet de nettoyer les prises saupoudrées de magnésie ou de sable ce qui limite les risques de chute par glissement (zippage en jargon bleausard). Ce sont les chutes les plus dangereuses car on n’a aucun contrôle sur leur trajectoire. Fixée sur un manche à balai télescopique, une petite brosse à dent peut brosser efficacement les prises hors d’atteinte. L’escalade est un sport dangereux. Des chutes graves, exceptionnellement mortelles, peuvent survenir, c’est indéniable. Mais la pratique de chacun à travers les routines de sécurité, les accessoires divers déjà cités, permet de réduire le risque au strict minimum. Le danger, le risque, pourquoi ces deux notions sont-elles si fréquemment confondues ? Lauriane me le faisait remarquer pas plus tard que récemment. Elle me connaît bien, ne fut sa craintive nature féminine, elle ne s’inquiéterait plus pour moi. Je ne suis pas un casse-cou, j’aime le danger mais ne prends aucun risque inconsidéré, ce serait folie quand on grimpe invariablement tous les mercredi, tous les samedi. Evaluation et maîtrise du risque…évaluation est maîtrise du risque. Si je me blesse, je le devrai à cette petite chance sur 256 qui fait chuter la martingale…
« Pourquoi je pense à une martingale moi ?…une branche…une branche…tiens, celle-ci pourrait faire l’affaire. »
« Rubis sur l’ongle » est l’une des lignes les plus pures de la forêt, c’est également ma bête noire la plus obsédante après « l’ange naïf » (auquel je dois ma dernière blessure grave : 15 avril, 4 mois d’arrêt). Dressant sa majestueuse face sud au sommet d’une butte qui domine la gorge aux chats, ses formes anguleuses ciselées à la perfection proviendraient de quelque peintre cubiste ou talentueux architecte. Son escalade raffinée et « naturelle » ne requiert aucune force physique mais une tenue de prise irréprochable et des conditions d’adhérence convenables. D’une hauteur encore raisonnable (5 mètres), certaines prises nécessitent toutefois un brossage télescopique.
« Un peu longue cette branche mais ça peut s’arranger. »
Nous sommes le mercredi 24 décembre. Le temps est stable depuis quelques jours, après une courte accalmie, les températures sont retombées avec la persistance de l’anticyclone et le vent d’est commence tout juste à chasser une humidité encore tenace sur la pierre froide. Les conditions d’adhérence par conséquent médiocres ne me laissent qu’un maigre espoir de terrasser le monstre. Quand je pars seul un jour de faible fréquentation, j’informe toujours Lauriane de ma destination et de mes projets. Ils sont au nombre de quatre aujourd’hui : le rubis, « plats de saison », « ça pelle au logis » et « la grève des nains » (numéro 31 rouge) en départ assis. Les trois derniers se situent dans mon actuel niveau de croisière (7a/7b), je serai donc déçu de ne pas en concrétiser au moins deux.
Je me sens plus fort que jamais malgré une absence de réalisation majeure datant du mois d’avril. Le rubis par ces conditions m’apporterait une confiance inébranlable pour le reste de la saison. A l’échauffement, je dévore « plats de saison » en moins de 10 minutes, gonflé « à bloc », je me jette sur le rubis et constate rapidement l’oubli de ma brosse télescopique après quelques essais prometteurs.
Chirurgicalement je pose ma branche entre deux racines dont l’éloignement me paraît adapté, je prends mon élan, je saute …crrraaac… « Je savoure cet instant comme une tranche d’irréel ». Je n’ai pas souvenir d’un tel plaisir depuis le jour où j’ai eu la mémorable faveur de pouvoir annihiler à la masse une quinzaine de grands miroirs.
« …pouvoir se gratter le dos entre les omoplates…retirer ses grosses chaussures acérées après une longue journée de marche…que la vie est douce ! »
Je brosse, je grimpe, je tombe…je brosse, je grimpe, je tombe…et deux heures de plus à tourner en rond sur ce mouvement que ma relative faiblesse côté gauche et le manque d’adhérence rendront à nouveau inaccessible. Ma vengeance s’abat sur « ça pelle au logis », joli petit surplomb tout en force que je pulvérise presque « flash » (du premier coup). Une petite marche pour récupérer l’influx et je me dirige vers « la grève des nains » qui conclura la séance. Il est 15h15, je dois plier bagage à 16h dernier délai pour ne pas retarder le repas de noël. Initialement « la grève des nains » est un bloc du circuit rouge qu’il m’arrive de grimper à l’échauffement avant de défier le rubis. En départ debout, son niveau de difficulté est 5b ce qui le place à des années lumières de mes 4 projets du jour. Cependant, il existe une extension de ce bloc qui consiste à partir assis sur la droite, ajoutant quelques mouvements tournants assez délicats. Je me familiarise doucement avec la séquence du bas : sans être d’une difficulté rédhibitoire, ses mouvements sont d’une extrême violence pour le dos qu’ils désarticulent comme un vulgaire torchon. Tout le monde m’avait prévenu, je n’aimerai pas ce bloc. A la recherche d’une séquence moins traumatisante, j’imagine une méthode en départ assis dans l’axe du surplomb. Plus belle à mon sens car plus directe, elle rejoint le départ debout en deux mouvements limpides et logiques, sans fioriture. Méthode inédite peut-être qui impose une tension axiale mais brutale dans le biceps et l’épaule droite : un petit 7b, sensiblement plus dur que la séquence classique.
Il est 15h35 quand je commence ma série d’essais décisifs. Ils sont brefs. Un seul mouvement, une demi seconde d’influx maximal, deux issues, atteindre la prise ou retomber les fesses au sol : pile ou face…prise ou fesses.
…Face, face, face… Il y a trois ans, je m’étais arraché l’épaule gauche sur un geste similaire, c’était en fin de séance comme aujourd’hui, j’avais été immobilisé pendant un long mois. A l’époque certains signes précurseurs auraient du attirer mon attention. Mais aujourd’hui, bien qu’émoussé par l’accumulation des séances hivernales et 3h30 d’efforts « par l’humidité et le froid qu’ils font » (sic) je me sens encore au meilleur de ma forme, sans aucune douleur inquiétante.
…Face, face, face… 15h50, ça y est, j’y suis, le premier mouvement est passé puis le deuxième, sans encombre, j’avance maintenant dans le départ debout, une formalité…zip…la main gauche…Je n’avais pas pris soin de brosser les prises finales salies par quelques jours d’humidité. Faute inexcusable, sanction immédiate, je chute lamentablement dans une section que je suis capable de grimper sans les pieds…face, encore…15h52, je reprends mon souffle et mes esprits :
- La séance a été satisfaisante après tout, deux jolis blocs, le rubis n’était pas en conditions et « la grève des nains » est tout comme faite…
- Ce serait tout de même plus agréable d’arriver en haut…
- Je n’aime pas ce bloc, pourquoi m’acharner dessus alors que j’en ai réalisé l’essentiel? Ce n’est même pas la méthode d’origine. A quoi bon, je vais rentrer chez moi, il est l’heure…
…15h55…
- Allez, ne te cherche pas d’excuses, tant que tu n’es pas arrivé en haut, tu n’as rien fait. Au boulot, le dernier essai sera le bon.
Chirurgicalement je pose le pied gauche en carre externe, le pied droit en interne juste en dessous, je souffle sur ma main droite pour rejeter la magnésie superflue. Délicatement mais fermement, elle vient se placer sur une petite prise inversée au milieu du surplomb alors que la main gauche se pose tout naturellement sur une micro aspérité de son rebord. Face à face avec le hasard.
« Les jeux sont faits. Rien ne va plus…Curieuse formule… »
Je prends mon élan, j’inspire et j’engage enfin toutes les ressources nerveuses et musculaires dont je dispose…crrraaac…Face et face : exécuteur le numéro 31 rouge. Je suis brusquement assailli par une vague de froid oppressante, la fatigue, la faim, le froid, tous ces ennemis muselés jusqu’ici par une implication nerveuse totale surgissent maintenant à travers la faille béante qui s’est ouverte. Blême, tremblant, j’examine avec désespoir les derniers gestes que la chaleur musculaire lénifiante m’autorise encore à réaliser. Je connais bien la suite : le déclin, la souffrance croissante puis l’immobilité totale pendant un mois au moins. Bientôt je ne supporterai même plus le poids de mon propre bras, je serai obligé de le soutenir à l’aide de mon bras gauche. En attendant, je dois ranger mes affaires au plus vite et filer à la voiture tant que la douleur est vivable. Vidé de mes forces, mon seul bras gauche peine à transporter le lourd matériel. Après quelques pauses indispensables, j’accède au parking, mon épaule endolorie a perdu toute motricité mais supporte encore le poids de son bras. Je m’assieds au volant et fais le point, je mets enfin le doigt sur la seule bonne raison d’y croire encore : la boîte de vitesse de ma voiture est automatique, je vais pouvoir rentrer sans appeler de l’aide.
Le 31 rouge m’aura été fatal, je le connaissais bien pourtant. 31 comme 31 jours de pénitence, plus de piano, plus d’escalade et ma petite fille qui devra se passer des bras de son père. Plus rien. Face efface.


(1) : voir "le jour le plus court", décembre 2007

lundi 2 février 2009

révolutionnaire : chopin (version live)

excusez le manque de puissance d'un bras droit encore convalescent

dimanche 1 février 2009

schubert : impromptu n°2 opus 90 (version live ;) )

Les meilleurs enregistrements sont toujours ceux qui sont pris à l'improviste : mais il peut y avoir quelques interférences curieuses :) . L'image est médiocre mais le son est pas mal.