lundi 31 août 2009

voyage en terre "ceinte"

Voyage en terre ceinte


Un homme un jour fit un voyage
Qui l’amena dans une cage
Où croassaient deux corbeaux noirs,
Sans un répit, sans un espoir.

Bien que la cage fut dorée,
Bien que radieuse, ensoleillée,
Il n’en fut pas ébloui tant
Leurs cris étaient assourdissants.

Quand il se déplace on le tâte
Pour vérifier ses blanches pattes,
Puisque l’exode est illusoire
Pour ceux qui ont les pattes noires.

Il songeait à sa femme enceinte
En foulant cette terre ceinte
De fils de fer, de barbelés,
De murs en pierre honteux dressés
Qui séparaient les deux corbeaux,
Qui séparaient les laids des beaux.

Si par malheur son nouveau-né,
Sur cette terre écartelée,
Voyait le jour sous cette nuit,
Voyait le jour en étant pris
Entre le marteau et l’enclume
Tiendrait-il l’épée ou la plume ?

Torturé par mille questions
Il faillit perdre la raison
Et ne retint de ce voyage
Que la révélation du sage

Observe mais jamais
Aux folies ne prend part
Sur le livre du Vrai
Ne s’inscrit pas l’Histoire.

illustration du voyage en terre ceinte




mardi 4 août 2009

Parfois toujours

Parfois toujours

Parfois j’dis vrai, on croit qu’je mens
Parfois je crois c’que m’disent les gens
Parfois j’me fous de la misèr’ du monde
Parfois j’déprim’ la prochaine seconde

Parfois je suis un hypocrite
Parfois les non-dits, parfois la fuite
Parfois j’me soucis du r’gard des autres
Parfois ça n’me fait pas bouger l’autre

Parfois je crains quand vient la nuit
Que la détress’ l’emporte ou mêm’ l’ennui
Parfois je n’comprends pas pourquoi j’ai peur
Parfois j’ai peur de n’pas comprendre
Pourquoi la vie sèm’ le malheur
Pourquoi l’malheur nous fait apprendre

Parfois je dors, parfois je veille
Parfois j’ m’endors quand tu t’réveilles
Parfois je rêve au lieu d’agir
Parfois j’en crèv’ de tant souffrir
Parfois je pens’, parfois je suis
Le fil des jours puis je l’oublie

Parfois j’aim’, parfois j’abhorre
Parfois je saign’ quand on me mord
Parfois je crois à un destin
Quand ça m’arrang’ d’être un pantin

Parfois j’y crois mêm’ quand j’ai tort
Parfois j’suis sûr d’avoir raison
Parfois je me trouv’ tell’ment fort
Parfois je me trouv’ tell’ment con

Parfois chasseur mais parfois lièvre
Parfois je trembl’ quand j’ai la fièvre
Parfois j’suis chaud quand j’attrap’ froid
Parfois j’suis seul quand tous sont là

Parfois la joie, parfois la peine,
Parfois Van Gogh, parfois Descartes
Parfois j’me d’mand’ comment tu m’aimes
Quand tout’s les nuits je joue aux cartes

Parfois je grimpe en haut des cimes
Parfois je chute dans l’abîme
Parfois je trouv’ ça dérisoire
Parfois ça m’redonne l’espoir

Parfois tu m’traites d’égoïste
Parfois tu m’dis que tu es triste
Parfois j’essaie de t’consoler
Parfois dans l’eau un coup d’épée

Parfois j’m’éveille, je suis heureux
Parfois j’t’embrass’ sur les deux yeux
Au p’tit matin ton corps est frais
Ta peau est douce, épanouie
Parfois j’me d’mand’ comment tu fais
Pour êtr’ si belle après la nuit

Parfois au four et au moulin
Parfois un’ bonn’ bouteill’ de vin
Parfois la chanc’ m’a bien souri
Parfois j’souris d’avoir la chance
De trouver dans ce monde immense
Un petit coin de paradis

Parfois je tiens et tu l’auras
Parfois j’t’aime jusqu’au bout des doigts
Quand tes frissons me vont au cœur
Parfois tu sonn’s ma dernière heure

Toujours on se nourrit d’amour,
Ne dis : « jamais », parfois : « toujours »

jeudi 5 février 2009

Face et face ; face efface

2ème volet : Le grimpeur



« Une branche, il me faut une branche. »
Ma brosse télescopique est restée dans la voiture.
« Celle-ci ? Non, trop courte. »
J’étais perdu dans le souvenir poétique du 24 décembre dernier, le jour le plus court, les sangliers, la brume, le voile de la mariée, miséricorde, côté cœur… (1)
« Celle-ci ? Non, trop épaisse. »
Pourquoi faut-il toujours que j’oublie quelque chose ? Quand ce n’est pas la brosse, c’est la magnésie, la bouteille d’eau, le crashpad, les chaussons, que sais-je encore. J’ai même confondu une fois mon survêtement (celui de Lauriane en réalité, le mien a rendu l’âme) avec mon pyjama. Allons, la brosse télescopique, c’est un moindre mal, il me reste ma brosse usuelle que je vais fixer sur une branche comme je le fais habituellement en cas de panne de cerveau.
« Une branche bon sang, je suis en pleine forêt tout de même. »
La brosse permet de nettoyer les prises saupoudrées de magnésie ou de sable ce qui limite les risques de chute par glissement (zippage en jargon bleausard). Ce sont les chutes les plus dangereuses car on n’a aucun contrôle sur leur trajectoire. Fixée sur un manche à balai télescopique, une petite brosse à dent peut brosser efficacement les prises hors d’atteinte. L’escalade est un sport dangereux. Des chutes graves, exceptionnellement mortelles, peuvent survenir, c’est indéniable. Mais la pratique de chacun à travers les routines de sécurité, les accessoires divers déjà cités, permet de réduire le risque au strict minimum. Le danger, le risque, pourquoi ces deux notions sont-elles si fréquemment confondues ? Lauriane me le faisait remarquer pas plus tard que récemment. Elle me connaît bien, ne fut sa craintive nature féminine, elle ne s’inquiéterait plus pour moi. Je ne suis pas un casse-cou, j’aime le danger mais ne prends aucun risque inconsidéré, ce serait folie quand on grimpe invariablement tous les mercredi, tous les samedi. Evaluation et maîtrise du risque…évaluation est maîtrise du risque. Si je me blesse, je le devrai à cette petite chance sur 256 qui fait chuter la martingale…
« Pourquoi je pense à une martingale moi ?…une branche…une branche…tiens, celle-ci pourrait faire l’affaire. »
« Rubis sur l’ongle » est l’une des lignes les plus pures de la forêt, c’est également ma bête noire la plus obsédante après « l’ange naïf » (auquel je dois ma dernière blessure grave : 15 avril, 4 mois d’arrêt). Dressant sa majestueuse face sud au sommet d’une butte qui domine la gorge aux chats, ses formes anguleuses ciselées à la perfection proviendraient de quelque peintre cubiste ou talentueux architecte. Son escalade raffinée et « naturelle » ne requiert aucune force physique mais une tenue de prise irréprochable et des conditions d’adhérence convenables. D’une hauteur encore raisonnable (5 mètres), certaines prises nécessitent toutefois un brossage télescopique.
« Un peu longue cette branche mais ça peut s’arranger. »
Nous sommes le mercredi 24 décembre. Le temps est stable depuis quelques jours, après une courte accalmie, les températures sont retombées avec la persistance de l’anticyclone et le vent d’est commence tout juste à chasser une humidité encore tenace sur la pierre froide. Les conditions d’adhérence par conséquent médiocres ne me laissent qu’un maigre espoir de terrasser le monstre. Quand je pars seul un jour de faible fréquentation, j’informe toujours Lauriane de ma destination et de mes projets. Ils sont au nombre de quatre aujourd’hui : le rubis, « plats de saison », « ça pelle au logis » et « la grève des nains » (numéro 31 rouge) en départ assis. Les trois derniers se situent dans mon actuel niveau de croisière (7a/7b), je serai donc déçu de ne pas en concrétiser au moins deux.
Je me sens plus fort que jamais malgré une absence de réalisation majeure datant du mois d’avril. Le rubis par ces conditions m’apporterait une confiance inébranlable pour le reste de la saison. A l’échauffement, je dévore « plats de saison » en moins de 10 minutes, gonflé « à bloc », je me jette sur le rubis et constate rapidement l’oubli de ma brosse télescopique après quelques essais prometteurs.
Chirurgicalement je pose ma branche entre deux racines dont l’éloignement me paraît adapté, je prends mon élan, je saute …crrraaac… « Je savoure cet instant comme une tranche d’irréel ». Je n’ai pas souvenir d’un tel plaisir depuis le jour où j’ai eu la mémorable faveur de pouvoir annihiler à la masse une quinzaine de grands miroirs.
« …pouvoir se gratter le dos entre les omoplates…retirer ses grosses chaussures acérées après une longue journée de marche…que la vie est douce ! »
Je brosse, je grimpe, je tombe…je brosse, je grimpe, je tombe…et deux heures de plus à tourner en rond sur ce mouvement que ma relative faiblesse côté gauche et le manque d’adhérence rendront à nouveau inaccessible. Ma vengeance s’abat sur « ça pelle au logis », joli petit surplomb tout en force que je pulvérise presque « flash » (du premier coup). Une petite marche pour récupérer l’influx et je me dirige vers « la grève des nains » qui conclura la séance. Il est 15h15, je dois plier bagage à 16h dernier délai pour ne pas retarder le repas de noël. Initialement « la grève des nains » est un bloc du circuit rouge qu’il m’arrive de grimper à l’échauffement avant de défier le rubis. En départ debout, son niveau de difficulté est 5b ce qui le place à des années lumières de mes 4 projets du jour. Cependant, il existe une extension de ce bloc qui consiste à partir assis sur la droite, ajoutant quelques mouvements tournants assez délicats. Je me familiarise doucement avec la séquence du bas : sans être d’une difficulté rédhibitoire, ses mouvements sont d’une extrême violence pour le dos qu’ils désarticulent comme un vulgaire torchon. Tout le monde m’avait prévenu, je n’aimerai pas ce bloc. A la recherche d’une séquence moins traumatisante, j’imagine une méthode en départ assis dans l’axe du surplomb. Plus belle à mon sens car plus directe, elle rejoint le départ debout en deux mouvements limpides et logiques, sans fioriture. Méthode inédite peut-être qui impose une tension axiale mais brutale dans le biceps et l’épaule droite : un petit 7b, sensiblement plus dur que la séquence classique.
Il est 15h35 quand je commence ma série d’essais décisifs. Ils sont brefs. Un seul mouvement, une demi seconde d’influx maximal, deux issues, atteindre la prise ou retomber les fesses au sol : pile ou face…prise ou fesses.
…Face, face, face… Il y a trois ans, je m’étais arraché l’épaule gauche sur un geste similaire, c’était en fin de séance comme aujourd’hui, j’avais été immobilisé pendant un long mois. A l’époque certains signes précurseurs auraient du attirer mon attention. Mais aujourd’hui, bien qu’émoussé par l’accumulation des séances hivernales et 3h30 d’efforts « par l’humidité et le froid qu’ils font » (sic) je me sens encore au meilleur de ma forme, sans aucune douleur inquiétante.
…Face, face, face… 15h50, ça y est, j’y suis, le premier mouvement est passé puis le deuxième, sans encombre, j’avance maintenant dans le départ debout, une formalité…zip…la main gauche…Je n’avais pas pris soin de brosser les prises finales salies par quelques jours d’humidité. Faute inexcusable, sanction immédiate, je chute lamentablement dans une section que je suis capable de grimper sans les pieds…face, encore…15h52, je reprends mon souffle et mes esprits :
- La séance a été satisfaisante après tout, deux jolis blocs, le rubis n’était pas en conditions et « la grève des nains » est tout comme faite…
- Ce serait tout de même plus agréable d’arriver en haut…
- Je n’aime pas ce bloc, pourquoi m’acharner dessus alors que j’en ai réalisé l’essentiel? Ce n’est même pas la méthode d’origine. A quoi bon, je vais rentrer chez moi, il est l’heure…
…15h55…
- Allez, ne te cherche pas d’excuses, tant que tu n’es pas arrivé en haut, tu n’as rien fait. Au boulot, le dernier essai sera le bon.
Chirurgicalement je pose le pied gauche en carre externe, le pied droit en interne juste en dessous, je souffle sur ma main droite pour rejeter la magnésie superflue. Délicatement mais fermement, elle vient se placer sur une petite prise inversée au milieu du surplomb alors que la main gauche se pose tout naturellement sur une micro aspérité de son rebord. Face à face avec le hasard.
« Les jeux sont faits. Rien ne va plus…Curieuse formule… »
Je prends mon élan, j’inspire et j’engage enfin toutes les ressources nerveuses et musculaires dont je dispose…crrraaac…Face et face : exécuteur le numéro 31 rouge. Je suis brusquement assailli par une vague de froid oppressante, la fatigue, la faim, le froid, tous ces ennemis muselés jusqu’ici par une implication nerveuse totale surgissent maintenant à travers la faille béante qui s’est ouverte. Blême, tremblant, j’examine avec désespoir les derniers gestes que la chaleur musculaire lénifiante m’autorise encore à réaliser. Je connais bien la suite : le déclin, la souffrance croissante puis l’immobilité totale pendant un mois au moins. Bientôt je ne supporterai même plus le poids de mon propre bras, je serai obligé de le soutenir à l’aide de mon bras gauche. En attendant, je dois ranger mes affaires au plus vite et filer à la voiture tant que la douleur est vivable. Vidé de mes forces, mon seul bras gauche peine à transporter le lourd matériel. Après quelques pauses indispensables, j’accède au parking, mon épaule endolorie a perdu toute motricité mais supporte encore le poids de son bras. Je m’assieds au volant et fais le point, je mets enfin le doigt sur la seule bonne raison d’y croire encore : la boîte de vitesse de ma voiture est automatique, je vais pouvoir rentrer sans appeler de l’aide.
Le 31 rouge m’aura été fatal, je le connaissais bien pourtant. 31 comme 31 jours de pénitence, plus de piano, plus d’escalade et ma petite fille qui devra se passer des bras de son père. Plus rien. Face efface.


(1) : voir "le jour le plus court", décembre 2007

lundi 2 février 2009

révolutionnaire : chopin (version live)

excusez le manque de puissance d'un bras droit encore convalescent

dimanche 1 février 2009

schubert : impromptu n°2 opus 90 (version live ;) )

Les meilleurs enregistrements sont toujours ceux qui sont pris à l'improviste : mais il peut y avoir quelques interférences curieuses :) . L'image est médiocre mais le son est pas mal.

jeudi 29 janvier 2009

Face et face ; face efface

1er acte : Le joueur

Il jouait la martingale. Mercredi soir et samedi soir, invariablement. Dans les premiers temps, les gérants du casino s’étaient méfiés de ce joueur insolite qui, pour un gain insignifiant de quelques roubles, en misait régulièrement des centaines avec un sang froid déconcertant. A force d’observer leurs clients, ils repéraient aisément ceux que la fortune avait croisés, il n’en était pas. Les maigres sommes accumulées en quelques martingales, il les dépensait intégralement au black jack puis quittait la salle discrètement. On l’autorisa tacitement à poursuivre son petit jeu, les croupiers souhaitaient même qu’il échappât au désastre, les rares paroles qu’il leur adressait étaient toujours empreintes de gentillesse parfois même d’un certain humour. De sa vie on savait peu de choses, il était arrivé en ville quelques mois plus tôt, louait une chambre au nom de Gabriel Donnelac dans un hôtel modeste mais correct. On ignorait son métier mais il disparaissait parfois une semaine entière, au retour il semblait visiblement éprouvé, les traits marqués par l’effort. Une femme lui rendait visite de temps à autre, toujours la même. Belle, elle portait une alliance, des vêtements de couleurs vives que sa simplicité naturelle parvenait à rendre discrètes. Elle lui adressait des signes de regret teinté de résignation, il répondait de tendresse et d’excuses entremêlées. L’aimait-il ? Etait-ce sa femme ? Il ne portait pas d’alliance mais il lui était fidèle, appréciant par ailleurs la compagnie féminine. Il passait ses journées au vent, vers des chemins que nul autre n’avait encore foulés. Son regard était brûlant ou égaré, des lueurs de passions et de luttes ancestrales se dérobaient, qu’il n’avait plus la force de retenir.
Ce mercredi 24 décembre, il entra vers 20 heures. Chaque fois qu’il s’éclipsait de la sorte, les employés se demandaient s’il réapparaîtrait le mercredi suivant. Il salua aimablement, on lui répondit avec un entrain sincère. Traditionnellement quelqu’un se dévouait alors pour lui demander :
-« Alors, ça c’est bien passé cette semaine ? »
Il répondait généralement de façon évasive et embarrassée :
-« Bien, bien… »
Parfois lorsqu’une femme s’était dévouée, il souriait d’un air mystérieux et taquin :
-« Très bien, merci, et vous ? »
Ce fut le cas ce jour-ci. Il chercha une table pour jouer ses martingales. Une croupière, souriante de préférence (elles étaient toutes ravissantes), une roulette peu fréquentée, « suffisaient » à son bonheur. De façon générale, il n’aimait guère les hommes. D’une clairvoyance terrifiante, comme Cyrano passant de vie à trépas, il ne pouvait s’empêcher de lire dans leur regard le reflet abhorré de ses propres hantises : l’orgueil, l’égoïsme, la lâcheté, la sottise… Les vices féminins lui semblaient plus légers, moins étouffants. Il trouva une table et s’y assit confortablement. Premier jeton, 10 roubles. Après une semaine d’abstinence, « il savourait cet instant comme une tranche d’irréel ». Enfin, scandée d’une voix claire, irréfutable, la sentence tant attendue envahit la table de son incompréhensible évidence :
-« Rien ne va plus »
Cette phrase le plongeait instantanément dans un abîme de perplexité. Trois négations en quatre mots, le cerveau le plus rigoureux s’y perdrait. Il s’interrogeait souvent sur sa pertinence grammaticale : « plus rien ne va » lui semblait plus juste mais il décelait une sorte de beauté, de poésie indescriptible dans l’absurde simplicité de cette formule. La croupière lui adressa furtivement un sourire complice. Peut-être se doutait-elle de ses égarements intellectuels.
Il avait joué pair et ramassa deux jetons quand la bille s’immobilisa sur le numéro 32. L’argent ne l’intéressait pas, il aimait les chiffres, s’enthousiasmait à identifier des combinaisons invraisemblables : dates de naissance, nombres premiers, séries de multiples…Plus rien ne le surprenait (ou « rien ne le surprenait plus » ?), il n’enviait pas les gains improbables, ne plaignait pas les ruines dévastatrices. Il jouait la martingale parce qu’il voulait voir, voir combien de temps durerait sa chance, voir les combinaisons les plus folles qui jailliraient de l’imagination inépuisable du hasard, voir le regard admiratif des croupières fascinées par la détermination d’un homme qui courait immanquablement à sa perte : l’orgueil bien sûr, le plus redoutable ennemi.
Le déroulement d’une martingale est excessivement simple, on joue systématiquement à une chance sur deux à partir d’une mise initiale minimale. En cas de perte, on recommence en doublant la mise ce qui permet de compenser les pertes accumulées et de générer un gain équivalent à la mise minimale de départ. Le plafond de mise autorisé permet d’enchaîner ainsi sept déconvenues successives, la huitième entraînant la perte de l’ensemble des sommes mises en jeu : situation rare (1 chance sur 256 environ) mais catastrophique pour un joueur non fortuné. La martingale est un jeu dangereux, à faible risque et faible gain. La confusion entre le danger et le risque est étrangement commune jusque dans nos actes les plus quotidiens, à ses yeux la distinction était capitale. Le loto est un jeu risqué mais représentant un faible danger : risqué car les chances de succès sont infimes, peu dangereux car la somme perdue est dérisoire. Gabriel ne jouait jamais au loto, il n’aimait pas perdre, encore moins perdre sans gloire. Il perdrait pourtant, inévitablement, mais à chaque fois qu’il commençait une nouvelle martingale, il avait à nouveau 255 chances sur 256 de gagner : cette paradoxale ironie lui plaisait, encore un miracle du hasard. Il perdrait 2500 roubles environ, ce qui le priverait de toit et de moyen de subsistance pendant un long mois : l’économie lui était étrangère, l’argent superflu, il le distribuait à droite à gauche, l’égarait parfois à travers quelque poche trouée ou simplement par inadvertance. Les soirs où il n’était pas au casino, il tirait souvent à pile ou face, simulant des martingales. Personne mieux que lui ne le savait : le hasard ne se contente pas d’alterner toujours face et pile, il vient un jour, où caprice, obstination, l’entraîneront à tirer inlassablement face et face.
Sur sa deuxième martingale il joua encore pair. La roulette tourbillonna trois fois, offrant successivement le 1, le 9 puis le 27, l’année de naissance de son père. Un geste imperceptible, la croupière comprit qu’il avait repéré une combinaison remarquable. Elle n’osa pas lui demander, ce devait être personnel, autrement il l’eût déjà proposée à haute voix. Il s’exclama pourtant :
-« Trois puissances de trois, un peu moins d’une chance sur 729 ».
Les plus obtus ne comprirent pas un traître mot. Un joueur protesta même :
-« 1, ce n’est pas une puissance de 3 ! »
Il ne prit pas la peine de répondre, quelques « ah non », « mais si » fusèrent en pagaille, il n’y prit garde non plus, perdu dans un bref calcul. Doucement la croupière demanda :
-« Pourquoi une sur 729 ? »
-« Parce qu’il y a 4 puissances de 3 entre 0 et 36, ce qui nous donne presque une chance sur neuf. Plus précisément on obtient 64 chances sur 50653. »
-« Vous avez calculé ça aussi vite ? » s’étonna-t-elle.
-« 37x37 = 1369, tous les joueurs savent cela. Ensuite 1369, c’est presque 1370, multiplié par 37 ça donne 37000 + 37x370 donc 10 fois 1369 = 13690. Il ne reste plus qu’à retirer 37 pour avoir 37x1369. »
Elle n’avait pas suivi en détail mais comprit l’idée. Drôle de bonhomme, mais elle restait persuadée qu’une autre combinaison lui avait d’abord traversé l’esprit. Sa timidité l’emporta sur sa curiosité, elle s’abstint encore.
La bille crépita de nouveau dans une valse aléatoire et vint s’échouer sur le 0 qui, faut-il le préciser, n’est pas considéré comme pair à la roulette. Un chanceux gagna plus de 1000 roubles et l’admiration du public. La croupière s’extasia dans le seul but de récolter quelque juteux pourboire, l’homme à la martingale la félicita d’un clin d’œil du succès de son manège. Il ne s’inquiétait pas le moins du monde, quatre défaites de rang, c’était la routine. Depuis qu’il jouait dans ce casino, il était déjà parvenu à deux reprises à sept défaites, sans conséquence. Il resta sur pair et observa avec considération la nouvelle occurrence du chiffre 0.
-« Voilà notre fameuse chance sur 1369. » dit-il.
Bien plus rare encore que l’échec d’une martingale. Il savait apprécier ces choses-là à leur « juste » valeur : évaluation et maîtrise du risque…évaluation est maîtrise du risque. A partir de cet instant il ne comptait encore qu’une chance sur huit d’échouer, c’était raisonnable. La croupière, cependant, y vit un signe du destin, elle était superstitieuse bien qu’intelligente. Elle voulut lui conseiller d’arrêter mais craignit de s’exposer à une remarque moqueuse, pourquoi d’ailleurs s’inquiétait-elle à ce point pour cet inconnu ? Autour de la table tout le monde remarqua son trouble mais personne ne dit mot, elle sentit le sang affluer vers ses joues claires, elle rougit intensément. Afin de ne pas accentuer son embarras, Gabriel feignit n’avoir rien vu. Il ne la jugea pas, certains des cerveaux les plus solides qu’il avait croisés étaient sujets à la superstition ou autres croyances surprenantes, c’était probablement instinctif. Lui ne croyait en rien, se contentait d’observer, pourtant il lui arrivait de trembler ou de pleurer devant un écran de cinéma, c’était probablement instinctif. Sans rien montrer de son côté, il se sentait touché par cette douce sollicitude féminine, mais il joua pair à nouveau.
-« James Bond ! » les autres joueurs s’étaient pris au jeu des chiffres, le 7 après le double 0 ne passa pas inaperçu, cela provenait de ce cher monsieur qui ignorait présomptueusement que 30 valait 1. La tablée s’esclaffa mais fut rapidement gagnée par la tension qui grandissait à mesure que les joues de la croupière se séparaient de leur charmante teinte rosée. 6 échecs, il s’en était déjà sorti indemne par 5 fois dans ce casino, elle y avait assisté 2 fois dont une à sept échecs : jamais elle n’avait ressenti cette angoisse auparavant. Comble de l’irrationnel, elle cherchait désespérément le réconfort dans le regard limpide de Gabriel qui restait impassible comme à l’accoutumée. Il aimait ces moments, il vivait pour eux, il avait tout sacrifié pour eux. La présence d’une croupière quelque peu émotive ne gâchait rien à son plaisir. Malgré la tension qui régnait il gardait une confiance aveugle « en son étoile », plus précisément, il s’efforçait de ne jamais oublier qu’il lui resterait jusqu’au dernier instant au moins une chance sur deux de s’en sortir.
Pair, la roue tourna, la croupière ferma les yeux, elle fut assaillie par une vague de froid oppressante. Le 19 avait jeté un silence de mort sur la table. Gabriel constata que tout le monde avait perdu sur ce tirage, ce qui avait certainement contribué au mutisme général. Personne ne remarqua cette nouvelle étrangeté, pas même la croupière qui ne parvenait plus à sauver les apparences, blême, tremblante. Gabriel exultait : face à face avec le hasard. Que lui réserverait-il cette fois ? Un ordinaire face et pile ou un terrible face et face.
Pair, une dernière fois, 1280 roubles.
-« Les jeux sont faits. Plus rien ne va. »
Il tressaillit. Comment savait-elle ? Non, c’était impossible, encore une invraisemblable coïncidence…Elle n’avait plus le courage de le regarder, ses yeux étaient rivés sur la petite bille endiablée qui n’en finissait de voltiger à tout va. Dans son état de nervosité, elle ne pouvait plus suivre sa complexe trajectoire, s’attachait aux brefs instants de répits : un soupir sur le 15, une esquisse de 27, un soupçon de 19. Impair toujours impair, elle suffoquait, se mordait les lèvres jusqu’au sang. Tous les souffles et la bille s’arrêtèrent à l’unisson, le verdict était tombé : face et face, exécuteur le 31.
31, le 13 inversé, 31, comme 31 jours de pénitence. Non sans panache, il lança ses derniers jetons au personnel et se leva dans une atmosphère dramatique, personne ne savait pourtant que ce diable d’homme n’avait plus le moindre rouble en poche pour se nourrir et se loger un mois entier. La croupière se fit remplacer et le suivit aux vestiaires, elle voulut lui parler mais ne trouva rien de mieux qu’un timide :
-« Le double 0 c’était mauvais signe ! »
Il répondit en riant :
-« ‘ Fallait le dire un peu plus tôt, ma chérie. »
Elle regretta ses paroles mais se rassura en le voyant toujours égal à lui-même. Ces 2500 roubles ne représentaient peut-être pas grand-chose pour lui. Il ne la détrompa pas. Il avait vu ce qu’il était venu voir, il n’avait plus rien à faire ici. Cette charmante croupière lui laisserait un souvenir impérissable mais rien de plus, il avait étrangement besoin de rester fidèle à celle qu’il avait abandonnée.
-« A propos », dit-il subitement, « 1 9 27 c’était aussi l’année de naissance de mon père.»
Elle resta un moment médusée, puis esquissa un sourire. Elle aurait préféré un numéro de téléphone mais c’était toujours ça. Son regard trahit ses pensées. Il répondit de tendresse et d’excuses entremêlées et la quitta sans aucun regret. Face efface.