jeudi 29 janvier 2009

Face et face ; face efface

1er acte : Le joueur

Il jouait la martingale. Mercredi soir et samedi soir, invariablement. Dans les premiers temps, les gérants du casino s’étaient méfiés de ce joueur insolite qui, pour un gain insignifiant de quelques roubles, en misait régulièrement des centaines avec un sang froid déconcertant. A force d’observer leurs clients, ils repéraient aisément ceux que la fortune avait croisés, il n’en était pas. Les maigres sommes accumulées en quelques martingales, il les dépensait intégralement au black jack puis quittait la salle discrètement. On l’autorisa tacitement à poursuivre son petit jeu, les croupiers souhaitaient même qu’il échappât au désastre, les rares paroles qu’il leur adressait étaient toujours empreintes de gentillesse parfois même d’un certain humour. De sa vie on savait peu de choses, il était arrivé en ville quelques mois plus tôt, louait une chambre au nom de Gabriel Donnelac dans un hôtel modeste mais correct. On ignorait son métier mais il disparaissait parfois une semaine entière, au retour il semblait visiblement éprouvé, les traits marqués par l’effort. Une femme lui rendait visite de temps à autre, toujours la même. Belle, elle portait une alliance, des vêtements de couleurs vives que sa simplicité naturelle parvenait à rendre discrètes. Elle lui adressait des signes de regret teinté de résignation, il répondait de tendresse et d’excuses entremêlées. L’aimait-il ? Etait-ce sa femme ? Il ne portait pas d’alliance mais il lui était fidèle, appréciant par ailleurs la compagnie féminine. Il passait ses journées au vent, vers des chemins que nul autre n’avait encore foulés. Son regard était brûlant ou égaré, des lueurs de passions et de luttes ancestrales se dérobaient, qu’il n’avait plus la force de retenir.
Ce mercredi 24 décembre, il entra vers 20 heures. Chaque fois qu’il s’éclipsait de la sorte, les employés se demandaient s’il réapparaîtrait le mercredi suivant. Il salua aimablement, on lui répondit avec un entrain sincère. Traditionnellement quelqu’un se dévouait alors pour lui demander :
-« Alors, ça c’est bien passé cette semaine ? »
Il répondait généralement de façon évasive et embarrassée :
-« Bien, bien… »
Parfois lorsqu’une femme s’était dévouée, il souriait d’un air mystérieux et taquin :
-« Très bien, merci, et vous ? »
Ce fut le cas ce jour-ci. Il chercha une table pour jouer ses martingales. Une croupière, souriante de préférence (elles étaient toutes ravissantes), une roulette peu fréquentée, « suffisaient » à son bonheur. De façon générale, il n’aimait guère les hommes. D’une clairvoyance terrifiante, comme Cyrano passant de vie à trépas, il ne pouvait s’empêcher de lire dans leur regard le reflet abhorré de ses propres hantises : l’orgueil, l’égoïsme, la lâcheté, la sottise… Les vices féminins lui semblaient plus légers, moins étouffants. Il trouva une table et s’y assit confortablement. Premier jeton, 10 roubles. Après une semaine d’abstinence, « il savourait cet instant comme une tranche d’irréel ». Enfin, scandée d’une voix claire, irréfutable, la sentence tant attendue envahit la table de son incompréhensible évidence :
-« Rien ne va plus »
Cette phrase le plongeait instantanément dans un abîme de perplexité. Trois négations en quatre mots, le cerveau le plus rigoureux s’y perdrait. Il s’interrogeait souvent sur sa pertinence grammaticale : « plus rien ne va » lui semblait plus juste mais il décelait une sorte de beauté, de poésie indescriptible dans l’absurde simplicité de cette formule. La croupière lui adressa furtivement un sourire complice. Peut-être se doutait-elle de ses égarements intellectuels.
Il avait joué pair et ramassa deux jetons quand la bille s’immobilisa sur le numéro 32. L’argent ne l’intéressait pas, il aimait les chiffres, s’enthousiasmait à identifier des combinaisons invraisemblables : dates de naissance, nombres premiers, séries de multiples…Plus rien ne le surprenait (ou « rien ne le surprenait plus » ?), il n’enviait pas les gains improbables, ne plaignait pas les ruines dévastatrices. Il jouait la martingale parce qu’il voulait voir, voir combien de temps durerait sa chance, voir les combinaisons les plus folles qui jailliraient de l’imagination inépuisable du hasard, voir le regard admiratif des croupières fascinées par la détermination d’un homme qui courait immanquablement à sa perte : l’orgueil bien sûr, le plus redoutable ennemi.
Le déroulement d’une martingale est excessivement simple, on joue systématiquement à une chance sur deux à partir d’une mise initiale minimale. En cas de perte, on recommence en doublant la mise ce qui permet de compenser les pertes accumulées et de générer un gain équivalent à la mise minimale de départ. Le plafond de mise autorisé permet d’enchaîner ainsi sept déconvenues successives, la huitième entraînant la perte de l’ensemble des sommes mises en jeu : situation rare (1 chance sur 256 environ) mais catastrophique pour un joueur non fortuné. La martingale est un jeu dangereux, à faible risque et faible gain. La confusion entre le danger et le risque est étrangement commune jusque dans nos actes les plus quotidiens, à ses yeux la distinction était capitale. Le loto est un jeu risqué mais représentant un faible danger : risqué car les chances de succès sont infimes, peu dangereux car la somme perdue est dérisoire. Gabriel ne jouait jamais au loto, il n’aimait pas perdre, encore moins perdre sans gloire. Il perdrait pourtant, inévitablement, mais à chaque fois qu’il commençait une nouvelle martingale, il avait à nouveau 255 chances sur 256 de gagner : cette paradoxale ironie lui plaisait, encore un miracle du hasard. Il perdrait 2500 roubles environ, ce qui le priverait de toit et de moyen de subsistance pendant un long mois : l’économie lui était étrangère, l’argent superflu, il le distribuait à droite à gauche, l’égarait parfois à travers quelque poche trouée ou simplement par inadvertance. Les soirs où il n’était pas au casino, il tirait souvent à pile ou face, simulant des martingales. Personne mieux que lui ne le savait : le hasard ne se contente pas d’alterner toujours face et pile, il vient un jour, où caprice, obstination, l’entraîneront à tirer inlassablement face et face.
Sur sa deuxième martingale il joua encore pair. La roulette tourbillonna trois fois, offrant successivement le 1, le 9 puis le 27, l’année de naissance de son père. Un geste imperceptible, la croupière comprit qu’il avait repéré une combinaison remarquable. Elle n’osa pas lui demander, ce devait être personnel, autrement il l’eût déjà proposée à haute voix. Il s’exclama pourtant :
-« Trois puissances de trois, un peu moins d’une chance sur 729 ».
Les plus obtus ne comprirent pas un traître mot. Un joueur protesta même :
-« 1, ce n’est pas une puissance de 3 ! »
Il ne prit pas la peine de répondre, quelques « ah non », « mais si » fusèrent en pagaille, il n’y prit garde non plus, perdu dans un bref calcul. Doucement la croupière demanda :
-« Pourquoi une sur 729 ? »
-« Parce qu’il y a 4 puissances de 3 entre 0 et 36, ce qui nous donne presque une chance sur neuf. Plus précisément on obtient 64 chances sur 50653. »
-« Vous avez calculé ça aussi vite ? » s’étonna-t-elle.
-« 37x37 = 1369, tous les joueurs savent cela. Ensuite 1369, c’est presque 1370, multiplié par 37 ça donne 37000 + 37x370 donc 10 fois 1369 = 13690. Il ne reste plus qu’à retirer 37 pour avoir 37x1369. »
Elle n’avait pas suivi en détail mais comprit l’idée. Drôle de bonhomme, mais elle restait persuadée qu’une autre combinaison lui avait d’abord traversé l’esprit. Sa timidité l’emporta sur sa curiosité, elle s’abstint encore.
La bille crépita de nouveau dans une valse aléatoire et vint s’échouer sur le 0 qui, faut-il le préciser, n’est pas considéré comme pair à la roulette. Un chanceux gagna plus de 1000 roubles et l’admiration du public. La croupière s’extasia dans le seul but de récolter quelque juteux pourboire, l’homme à la martingale la félicita d’un clin d’œil du succès de son manège. Il ne s’inquiétait pas le moins du monde, quatre défaites de rang, c’était la routine. Depuis qu’il jouait dans ce casino, il était déjà parvenu à deux reprises à sept défaites, sans conséquence. Il resta sur pair et observa avec considération la nouvelle occurrence du chiffre 0.
-« Voilà notre fameuse chance sur 1369. » dit-il.
Bien plus rare encore que l’échec d’une martingale. Il savait apprécier ces choses-là à leur « juste » valeur : évaluation et maîtrise du risque…évaluation est maîtrise du risque. A partir de cet instant il ne comptait encore qu’une chance sur huit d’échouer, c’était raisonnable. La croupière, cependant, y vit un signe du destin, elle était superstitieuse bien qu’intelligente. Elle voulut lui conseiller d’arrêter mais craignit de s’exposer à une remarque moqueuse, pourquoi d’ailleurs s’inquiétait-elle à ce point pour cet inconnu ? Autour de la table tout le monde remarqua son trouble mais personne ne dit mot, elle sentit le sang affluer vers ses joues claires, elle rougit intensément. Afin de ne pas accentuer son embarras, Gabriel feignit n’avoir rien vu. Il ne la jugea pas, certains des cerveaux les plus solides qu’il avait croisés étaient sujets à la superstition ou autres croyances surprenantes, c’était probablement instinctif. Lui ne croyait en rien, se contentait d’observer, pourtant il lui arrivait de trembler ou de pleurer devant un écran de cinéma, c’était probablement instinctif. Sans rien montrer de son côté, il se sentait touché par cette douce sollicitude féminine, mais il joua pair à nouveau.
-« James Bond ! » les autres joueurs s’étaient pris au jeu des chiffres, le 7 après le double 0 ne passa pas inaperçu, cela provenait de ce cher monsieur qui ignorait présomptueusement que 30 valait 1. La tablée s’esclaffa mais fut rapidement gagnée par la tension qui grandissait à mesure que les joues de la croupière se séparaient de leur charmante teinte rosée. 6 échecs, il s’en était déjà sorti indemne par 5 fois dans ce casino, elle y avait assisté 2 fois dont une à sept échecs : jamais elle n’avait ressenti cette angoisse auparavant. Comble de l’irrationnel, elle cherchait désespérément le réconfort dans le regard limpide de Gabriel qui restait impassible comme à l’accoutumée. Il aimait ces moments, il vivait pour eux, il avait tout sacrifié pour eux. La présence d’une croupière quelque peu émotive ne gâchait rien à son plaisir. Malgré la tension qui régnait il gardait une confiance aveugle « en son étoile », plus précisément, il s’efforçait de ne jamais oublier qu’il lui resterait jusqu’au dernier instant au moins une chance sur deux de s’en sortir.
Pair, la roue tourna, la croupière ferma les yeux, elle fut assaillie par une vague de froid oppressante. Le 19 avait jeté un silence de mort sur la table. Gabriel constata que tout le monde avait perdu sur ce tirage, ce qui avait certainement contribué au mutisme général. Personne ne remarqua cette nouvelle étrangeté, pas même la croupière qui ne parvenait plus à sauver les apparences, blême, tremblante. Gabriel exultait : face à face avec le hasard. Que lui réserverait-il cette fois ? Un ordinaire face et pile ou un terrible face et face.
Pair, une dernière fois, 1280 roubles.
-« Les jeux sont faits. Plus rien ne va. »
Il tressaillit. Comment savait-elle ? Non, c’était impossible, encore une invraisemblable coïncidence…Elle n’avait plus le courage de le regarder, ses yeux étaient rivés sur la petite bille endiablée qui n’en finissait de voltiger à tout va. Dans son état de nervosité, elle ne pouvait plus suivre sa complexe trajectoire, s’attachait aux brefs instants de répits : un soupir sur le 15, une esquisse de 27, un soupçon de 19. Impair toujours impair, elle suffoquait, se mordait les lèvres jusqu’au sang. Tous les souffles et la bille s’arrêtèrent à l’unisson, le verdict était tombé : face et face, exécuteur le 31.
31, le 13 inversé, 31, comme 31 jours de pénitence. Non sans panache, il lança ses derniers jetons au personnel et se leva dans une atmosphère dramatique, personne ne savait pourtant que ce diable d’homme n’avait plus le moindre rouble en poche pour se nourrir et se loger un mois entier. La croupière se fit remplacer et le suivit aux vestiaires, elle voulut lui parler mais ne trouva rien de mieux qu’un timide :
-« Le double 0 c’était mauvais signe ! »
Il répondit en riant :
-« ‘ Fallait le dire un peu plus tôt, ma chérie. »
Elle regretta ses paroles mais se rassura en le voyant toujours égal à lui-même. Ces 2500 roubles ne représentaient peut-être pas grand-chose pour lui. Il ne la détrompa pas. Il avait vu ce qu’il était venu voir, il n’avait plus rien à faire ici. Cette charmante croupière lui laisserait un souvenir impérissable mais rien de plus, il avait étrangement besoin de rester fidèle à celle qu’il avait abandonnée.
-« A propos », dit-il subitement, « 1 9 27 c’était aussi l’année de naissance de mon père.»
Elle resta un moment médusée, puis esquissa un sourire. Elle aurait préféré un numéro de téléphone mais c’était toujours ça. Son regard trahit ses pensées. Il répondit de tendresse et d’excuses entremêlées et la quitta sans aucun regret. Face efface.