jeudi 22 mai 2008

Les portes du chaos

Les portes du chaos

" - ... bon, rendez-vous au parking alors.- Ok, comment il s'appelle déjà, le site?- Videlle les roches. A tout."
Videlle les roches ... rien d'extraordinaire, à première vue. Pourquoi diable n'y ai-je jamais mis les pieds ? Un rapide coup d'oeil sur une carte : à une vingtaine de kilomètres au nord de fontainebleau, le site est aux portes de Paris. Inconsciemment je n'ai jamais du croire que la nature pouvait être belle à moins de 50 km de notre jungle parisienne : sentiment absurde mais tenace qui m'a probablement tenu éloigné jusqu'alors des quelques sites avoisinant la petite ville de Beauvais. Marco a l'air sûr de son coup, je démarre sans grande conviction et sans grande connaissance de la route à suivre d'ailleurs, mon instinct me guidera : je me suis toujours retrouvé dans l'immense forêt de fontainebleau, ce n'est pas dans ce ridicule bosquet à deux pas de Paris que je me perdrai. Inaltérable confiance en moi, arrogante, et pourtant une fois encore, la chance me sourit. Nul ne saura jamais où mon prétendu instinct m'aurait conduit, mais le destin a remis à plus tard la douloureuse prise de conscience de ma faillibilité : je croise la voiture de Marco, pétaradant tranquillement dans les cuvettes de Palaiseau. Un arrêt à l'air de Lisse, super 98 à 1.62, retrouvailles chaleureuses, naribos, cafés et je me cale confortablement dans les roues de Marco, insondable quiétude, le cerveau éteint. Maintes fois la preuve m'en a été faite, s'il est une personne au monde dont le sens de l'orientation est plus aiguisé que le mien, c'est bien mon vieux pote Marco (et le connaissant, il a certainement imprimé le plan). Ma confiance ne fut pas trahie, nous arrivons sans encombre au petit village de Videlle. Bien plat pays dont les vastes champs de blé semblent rivaliser d'horizontalité et d'ennui, il en émane pourtant un charme indéfinissable, qui réussirait presque à apaiser mon âme torturée, amoureuse de paysages grandioses et déchiquetés, d'écueils béants et d'abîmes infinies. Marco et Blandine sont conquis, je garde malgré tout un scepticisme de principe : décor ordinaire de notre morne bassin parisien. Seul un petit bout de forêt aux modestes dimensions nourrit nos sens d'un parfum de mystère au milieu d'une immensité dénudée, offerte à nos yeux.

Nos deux radars combinés nous conduisent vers un innocent chemin qui pénètre timidement dans une forêt d'apparence assez commune. Quelques pavés et écriteaux nous rappellent la proximité envahissante de l'être humain. "Attention, abeilles", lazzis affectueux, s'ils savaient le mal que je me donne pour maîtriser mon incompréhensible faiblesse, notamment depuis que j'ai une fille à protéger de ces stupides erreurs de la nature. S'agissant d'abeilles et non de guêpes, j'avance sans crainte mais prudemment pour me retrouver subitement face au mur inattendu de mes doutes dressé ironiquement devant moi : "plat pays, dites-vous ?". Infranchissable, autoritaire, tel un mur de prison une platière tranchante de 7 m condamne la lisière du bois sur sa plus grande longueur. Plongé brusquement dans un univers imprévu aux frontières du réel, je me retourne instinctivement, mu par un réflexe d'animal capturé : le piège se serait-il refermé sur moi ? Non, une petite sente abrupte et glissante, nous plonge définitivement au plus profond du rêve à travers ronces et racines. Comme deux enfants lâchés au pays des merveilles, nous la dévalons en courant au mépris de tout danger, Marco dérape sur une traîtresse motte de terre, s'étale de tout son long, confortablement emmêlé dans ses deux crash pads, l'instant d'après, la même motte, pied droit, pied gauche, le sol se dérobe, mais le chat tient sur ses pattes, j'évite Marco, m'agrippe à un arbre, fous rires et griffures de ronces. Blandine, plus sage, descend délicatement, le pied sûr. Ilot de verticalité improbable au coeur d'une mer infinie ! Lassée par tant de platitude, la terre s'est permis un caprice, s'affaissant de quelques mètres pour laisser libre cours à la troisième et ultime dimension de ses songes. Mais prudente, elle a enseveli ses secrets désirs dans un magma inextricable d'orties, de ronces, d'arbres et de roches, protégé par ce surprenant rempart. N'avons-nous pas comme elle quelque honteux ou sublime désir, secrètement enfoui dans la jungle impénétrable de notre cerveau ? Quoi qu'il en soit le piège peut se rabattre sur nous désormais, nous irons jusqu'au bout de son rêve, voyeurs indiscrets mais respectueux de ses fantasmes refoulés.
Suivant le vallon et le chemin avec une certaine facilité, nous contournons par la droite une masse sombre et imposante dont les cimes se perdent, mystérieuses, dans les rayons éblouissants du soleil. Mais le plan et l'instinct infaillible de Marco ne s'y trompent pas, c'est hors des sentiers battus, dans les entrailles de ce monstre, que doit s'achever notre périple. Nous attaquons donc le géant minéral par sa face de droite atteignant rapidement l’une de ses arêtes, aux bords de laquelle nous trouvons les premières traces de notre jeu vertical. Moussus et vieillissants, les blocs ont du voir passer bien peu de grimpeurs dans cette partie relativement excentrée du site. Où te caches-tu, terre promise ? Toujours plus haut, toujours à gauche. Cédant encore à la facilité, nous poursuivons vers le haut, évitant les failles sinister et sinistres qui s’enchevêtrent, redoutables, jusqu’aux confins d’un enfer rocheux. Pauvres naïfs, nous prenons pied sur un large chemin ensoleillé où nous ne tardons pas à rencontrer quelques balises de GR et promeneurs retraités. Sur notre gauche, l’enfer nous nargue, sur notre droite, la forêt s’étend, verte et languissante, assouvie. Précieux instants de répit bucolique avant l’assaut final, sous quel visage se dissimulera la prochaine attaque ? Une tranchée, flamboyant au soleil, nous attire vers les profondeurs, flammèche du brasier venue lécher sournoisement les rebords du chemin, séduisante, effrayante, irrésistible. Ses parois aux teintes rouge vif témoignent du drame brûlant et sanguinaire qui se joue à quelques dizaines de mètres sous nos pieds. Le piège est grossier, repère de vipères ou d’autres créatures infernales, quelques pierres feront fuir les mortelles convives, mais sa face sud est sublime, un 6a d’une pureté sans égale, divinement vertical, qui débouche à même le chemin. L’endroit est idéal pour déposer nos encombrantes affaires, nous y reviendrons à « l’échauffement », pour le moment notre quête est ailleurs, une seule flammèche du feu sacré ne peut satisfaire notre téméraire curiosité. Refusant la porte béante qui s’ouvre devant nous, nous attaquons la bête par surprise, plongeant résolument sur la gauche au gré de notre instinct.

L’accès est fastidieux, nos mollets lacérés subissent les défenses végétales compactes du géant de pierre. Persévérer. La végétation se raréfie puis disparaît laissant enfin place au plus invraisemblable des chaos rocheux qui soit. Qu’ils sont nombreux pourtant ces fameux chaos de la forêt de Fontainebleau, célèbres dans le monde entier, la Dame Jouanne, le désert d’Apremont…rien, absolument rien ne peut être comparé à l’abomination meurtrière qui s’étend sous nos yeux. Monstre assoiffé de sang, aux arêtes acérés, aux gouffres sans fonds, aux crevasses imprévisibles, chaque pas est un réflexe de survie, chaque saut s’achève dans l’inconnu, chaque touffe de mousse peut faire basculer notre existence à jamais. Pourtant dans les aspérités les plus folles, quelques modestes flèches témoignent de l’activité courageuse de nos pairs. Comment ont-ils osé défier le diable ? En style alpin évidemment, quelques spits rouillés en font foi : des grimpeurs suicidaires, il n’y en a pas tant. Pensaient-ils qu’une génération plus tard on viendrait s’attaquer aux molosses muni de trois malheureux crash pads ? Nous n’y songeons même pas à vrai dire, ce serait envisageable pourtant, mais tellement laborieux. Notre plaisir ne consiste pas à déployer des trésors d’imagination pour protéger au mieux tous les aléas d’une chute potentiellement mortelle : si l’on s’y résout de temps à autre pour triompher de quelques blocs majeurs, ce n’est certainement pas la meilleure façon de profiter d’une belle journée ensoleillée entre vieux amis. Oubliant notre activité favorite, nous nous consacrons pleinement au plaisir de gambader follement dans cet univers impitoyable. La dextérité est notre meilleure alliée, l’imprudence notre pire ennemi, concevoir un audacieux équilibre entre les deux est notre jeu. Plus bas renaît le monde végétal, multipliant les pièges, cachant les crevasses, déroulant des tapis de mousses perfides. Le jeu est banni, ce serait folie, et pourtant Marco, non Marco…Un saut ? Un sot ! « Si ça glisse … » dit-il, et il se jette…un saut sans élan possible, un mètre cinquante vers l’avant, presque un mètre vers le haut pour atteindre l’extrême bord d’un rocher très raide, recouvert d’un manteau de mousse humide. Comment a-t-il pu espérer que cela tienne ? Mille fois nous avons dérapé sur cette mousse, sans même sauter, sur un support horizontal. Les chances de succès étaient inexistantes. Serait-ce lui, le démon, maître de ces lieux ? Aurait-t-il déroulé lui-même ce tapis de mousse pour le savoir fiable ? Quelle confiance ! Quelle inconscience ? L’inconscience ne peut se juger qu’en connaissant ses limites, or les limites de cette incroyable force de la nature, je ne les ai jamais entraperçues. Certes, mais la réussite dépendait si peu de lui... Plongé dans un abîme de perplexité, n’étant pas à l’abri moi-même de certains excès que d’autres (même Marco) qualifient de folies, mais qui me semblent à moi plus raisonnables au vu de mes aptitudes, je me gardai donc de tout commentaire, félicitant l’exploit mais contournant l’obstacle par le bas. Il faut préciser bien sûr que la chute ici n’était pas fatale, au pire risquait-il quelques jambes ou chevilles cassées… Oui, mais c’était quasiment inévitable ! Beauté du geste, tourment de l’esprit… Plus loin nous reconnaissons le vallon de départ, nous avons donc contourné puis transpercé la bête, sans armes ni picadors, toreros intrépides. Remontant par la droite, nous atteignons finalement une tranchée semblable à la première, la suivons jusqu’au bout pour accéder logiquement au GR où nos affaires se dorent au soleil à quelques jets de freesbee.

Marco et moi engloutissons le 6a avec volupté, Blandine, notre talentueuse amie, proche de son niveau max, éprouve quelques difficultés liées à sa « petite » taille. Pendant que nous cherchons ensemble la solution à son problème, nous sommes rejoints par Julien qui nous a retrouvé au prix d’un parcours épique. Rien n’y fait, il manque 2 centimètres à Blandine, je me penche au sommet, bien tenu par Julien, saisis sa main au vol et le tour est joué, filmé par Marco. Après avoir cherché vainement un bloc au milieu des orties nous décidons de changer de site, cap sur la padôle et sa fameuse « loco », formidable roc de 6m dont la forme évoque vaguement une grosse locomotive. Plusieurs voies sont ouvertes sur ce bloc, avec un engagement physique et mental inévitable proche de l’exposition, notamment sur « carte orange » (7b), notre projet. Chutes de 4-5 m délicates, il s’agit de viser un petit espace de survie bien étroit entre deux gros cailloux. Un pareur sur chaque caillou, trois crash pads au centre, nous sommes à l’abri de toute éventualité fâcheuse. Julien est le plus à l’aise, manque de peu la sortie, Marco s’en sort pas mal non plus, je me sens bien maladroit de mon côté, en panne de confiance après un mois de blessure. Alors que l’orage gronde au loin, Julien doit nous quitter, nous rejoignons Blandine, plongée dans la méditation. L’atmosphère dramatique est propice aux vagabondages de l’esprit : méditation, spiritisme…les premiers éclairs déchirent l’air encore sec. Je me retire à mon tour, laissant les deux amoureux essuyer seuls la colère vengeresse du titan au sanctuaire profané. Mais ses tentacules ruisselants me rattraperont sur la route, guettant un moment d’inadvertance pour me précipiter dans le chaos. Jetant mes dernières forces dans ce combat sans merci, je parviens à m’extirper de l’enfer. Le soleil reparaît, dans mes rétroviseurs je contemple, fasciné, un arc-en-ciel somptueux. Dernière ruse séduisante du malin pour me détourner de la route salutaire ?
Au même instant, le ciel s’endeuillait à Paris, sinistre…