lundi 1 septembre 2008

Différent ou le klestril

Différent, ou le klestril

Différent ; j’émerveillai dans une immense chambre dont les murs arrondis vacillaient fantomatiquement derrière une brume fine d’un blanc éclatant presque opaque. Aucun angle ne subsistait : un monde flou, sans brisure ni symétrie. Toute réalité géométrique s’enveloppait rond-et-mollement dans ce manteau d’étrange. Il en rayonnait une douceur envoûtante sur laquelle glissait mon regard insouciant comme luge d’enfant sur collines de neige fraîche. A travers l’imposante fenêtre aux contours inattendus vaguement elliptiques, un ciel gulliveresque explorait grand ouvert le nouvel espace qui s’offrait à lui : pi culminait à 4,14 ce jour là. Le ciel était jaune mais le soleil restait bleu. Un pâle croissant d’étoile et des milliers de lunes scintillantes pourfendaient le firmament, dans leur sillage évanescait une traînée de poudre mauve, insaisissable.
J’escaladai un vasistas incertain arrachant quelques lambeaux de vêtements qui flottèrent un instant en suspension avant d’entamer nonchalamment la valse ascendante des feuilles vives printanières. J’accédai ainsi au salon, le cœur à nu, l’œil curieux. La pièce se projetait à l’infini dans un jeu de miroirs espiègles qui se renvoyaient inlassablement son reflet. J’observai un moment ses rebonds successifs jusqu’à les voir se confondre dans le lointain. Les meubles étaient joyeusement distribués dans un reflet ou dans l’autre, j’aperçus mon pianophone qui me faisait signe du quatrième reflet d’un miroir ovaloïde. Comme j’essayai de le rejoindre, il s’éclipsa brusquement dans le deuxième reflet du miroir opposé d’un éclat de rire martelant. Amusé, je fis un tour et demi et là, dans un léger tournis, je vis pour la première fois, souriant aux côtés de mon pianophone comme une paire de vieux amis : le klestril. Cet instrument légendaire se tenait devant moi, apparu comme par enchantement dans l’un des innombrables reflets de mon salon.
Je m’approchai prudemment craignant qu’il ne s’évapore mais il me souriait toujours d’un air avenant. Il prit le temps de m’observer, je fis de même. Une silhouette élancée, fine et vaguelée, amalgame de fragilité et de force, contrastait harmonieusement avec les courbes rondes et puissantes de mon pianophone. Son bois noble et tendre était habillé d’une mince feuille de velours qui devaient rendre son timbre à la fois clair et chaud. Ses cordes n’étaient liées qu’à sa seule extrémité haute et bénéficiaient donc d’une liberté insolite dont elles jouissaient follement, s’entremêlant inextricablement dans des tourbillons insensés : ainsi s’expliquait la richesse inégalable de ses harmoniques. Les aléas du vent dans ses cordes suffisaient à produire le fameux son cristallin, pur, naturel, d’aucune main humaine souillé.
Sur son invitation, je m’assis discrètement au pianophone, envolant quelques modestes phrases auxquelles se joignirent bientôt ses pénétrantes cristallines. Du coin de l’œil, je voyais vibrer sa foisonnante cordelure dans un désordre aussi saisissant qu’indescriptible. Nous musiciâmes un temps indéfini. Farouche pianophoniste solitaire, j’acceptai comme évidence la compagnie mélodieuse qui me tombait du ciel.
Le klestril réapparut régulièrement dans l’un, l’autre des reflets de mon salon comme un petit lutin malicieux. Il parvint à maîtriser, parfois sublimer mes élans musicaux déjantés, je m’adaptai autant que possible à sa perfection ébouriffée. Rires et émotions. Je crois qu’il me fit l’honneur de son affection, je lui rendais à ma façon, maladroite souvent, sincère toujours. Le temps nous rapprochait, mais je restais impressionné, partant timide, malgré la simplicité de ses visites ; parlant longuement sans dire un mot. J’aurais pourtant aimé en apprendre davantage mais n’osais. Plus loquace que moi, il s’en souciait peu, savait répondre aux questions que je ne posais pas. Pendant ce temps, l’appartenid s’enrobait encore, et l’une de ses occupantes aimée ; une nouvelle pièce naquit couvant l’éclosion d’un adorable bébillon qui piaillait à rouge gorge déployée.
Deux éternités s’étaient écoulées dans ce flou artistique quand le klestril m’annonça son départ. Je n’en fus pas surpris, moi qui le voyais s’évaporer dès notre première rencontre. Le retenir ne m’effleura pas, le klestril ne se nourrit que de liberté, l’en priver serait un crime : deux éternités, c’était déjà un miracle. Je me réjouis de le voir s’enivrer dans les apéritifs de ses nouvelles aventures, chancelant quant à moi des effluves de celle que je venais de vivre. Malgré tous mes efforts, je le quittai comme je le connus, sans dire un mot, ni « bonne chance », ni « au revoir », ni « merci ». Quelque malveillant diablotin me nouait la gorge d’une fine cordelette, me privant d’air, de paroles, m’arrachant les larmes des cieux, me tordant le ventre. Cet ultime instant de timidité je devais le regretter douloureusement ; aura-t-il su entendre une dernière fois ce que n’ai su lui dire ?
Le ciel est bleu, le soleil jaune, la lune et les étoiles ont repris leur lent cours nocturne. Les murs sont droits, les fenêtres rectangles, il n’y a plus de miroirs dans le salon ni de vasistas dans la chambre. Les lambeaux de vêtements qui jonchaient le plafond ont recouvert mon cœur frissonnant. Mais à droite du piano est apparu un vortex filin dans lequel s’enroulent en frise échevelée, un pan de mur, une latte de parquet…un coin de canapé, une aile de piano…comme aspirés par un vide mutin d’où perlent les notes d’un joli rire cristallin.